Le cœur de l’Angleterre de Jonathan Coe : Petite et grande histoire des couples et de la politique
Quel plaisir de retrouver les personnages de Jonathan Coe (Bienvenue au Club et le Cercle Fermé) pendant la période Cameron qui eut la lumineuse idée d’organiser, par temps de brouillard (british bien sûr), le référendum qui aboutira au Brexit.
Bien sûr c’est un roman mais quelle joie, un peu douce amère que de revisiter les différentes étapes du Brexit, les incertitudes, les doutes, les tensions, l’ironie des situations et des décisions. Ce roman est jouissif. Et ce, d’autant plus que Jonathan Coe ne prend pas position ni en faveur du Remain ni du Leave mais s’attache aux effets que ce processus déclenche sur ses personnages.
Et c’est notamment cela qui m’a intéressé ; le Brexit est-il une cause de divorce ? En effet, Sophie, l’un des personnages du roman, jeune universitaire, se marie avec Ian, instructeur d’auto- école. Ils viennent d’horizons sociaux très différents , elle craint sa dérive populiste, son mari, lui reproche sa vision progressiste voire naïve et si politiquement correcte qu’elle muselle la pensée.
Leurs divergences les amènent quelques années plus tard chez une conseillère conjugale et je vous propose un extrait que je trouve savoureux (page 424) :
« Dès la première séance, une semaine plus tard, Lorna leur conseillère conjugale, leur expliqua que beaucoup de couples qu’elle recevait en ce moment avait mentionné le Brexit comme un facteur clef de leur dérive.
« en général je commence par poser la même question à chacun. Sophie, pourquoi en voulez-vous tellement à Ian d’avoir voté non à l’Union européenne. Et vous, Ian, pourquoi en vouloir autant à Sophie d’avoir voté oui ? »
Sophie réfléchit avant de répondre
« Je crois que c’est parce que je me suis dit qu’il n’était pas aussi ouvert que j’aurais cru, à titre personnel. Que pour lui, le premier modèle des relations humaines se ramenait à l’antagonisme et à la compétition et non à la coopération. »
Lorna avait hoché la tête et s’était tournée vers Ian, qui avait répondu :
« Son vote me dit qu’elle est très naïve. Elle vit dans sa bulle et n’accepte pas que les autres puissent penser autrement qu’elle. Et ça lui donne une posture. Une posture de supériorité morale. »
Sur quoi Lorna avait conclu :
« Ce qui est intéressant dans vs réponses, c’est qu’aucun de vous deux n’évoque la politique. Comme si le référendum n’avait pas porté sur l’Europe. Peut être qu’il s’est passé quelque chose de bien plus fondamental et personnel dans vos vies. Ce qui veut dire que votre problème pourrait ne pas se laisser résoudre facilement »
Je trouve que c’est extrait est un excellent reflet de ce qui se passe dans nos cabinets. Les couples arrivent avec des histoires, des explications de leur tensions, des raisons souvent liées à des divergences d’éducation, de « valeurs », qui ont fini par verrouiller l’écoute et la communication.
Et ces explications bien construites et rodées pourraient nous aveugler et nous laisser penser aussi que seule la séparation est l’issue possible.
Ils sont tellement différents, leurs aspirations se sont tellement éloignées.
Et c’est là que notre regard systémique et les hypothèses nous sont d’une grande utilité. Au delà de ces explications et de cette petite musique, certes utile pour comprendre le contexte et la souffrance de chacun, qu’ont ils construit ensemble et comment en sont ils arrivés là ?
Je veux croire que c’est le système formé par les deux qui a renforcé les positions, exacerbé les divergences. Car elles existaient dès le début de la relation et pouvaient même être la raison de l’attirance mutuelle. Toutefois, le conflit de pouvoir, les difficultés d’engagement, des frontières poreuses, des blessures sont certainement intervenus et ont rendu ces traits de personnalité séduisants, en comportements insupportables.
C’est tout notre travail, être dans le système et en dehors du système pour ne pas nous laisser happer par le discours si bien élaboré et la démonstration inattaquable.
Les hypothèses sont pour nous très précieuses pour mettre des bords et suivre une stratégie nous évitant de nous engluer dans les petites histoires.
Qu’adviendra t-il de Sophie et Ian dans le cœur de l’Angleterre ? Je ne vous en dirais rien pour vous laisser le plaisir d’accompagner les personnages de Jonathan Coe tout au long de ce roman mélancolique, drôle, ironique et tellement savoureux par son actualité.